Jusqu’à la fin du XXe siècle, l’Angleterre ne connut pratiquement de l’ukulélé que sa forme banjolélé.
On devrait plutôt dire « Banjulele », la marque que les Keech Brothers avaient lancée en Europe au début des années 1920.
Que sait-on de cet instrument inventé en Californie, révélé à Paris, adopté à Londres, et qui fut mondain avant de gagner le monde et une popularité restée vive aujourd’hui ?
L’anniversaire d’Alvin Keech fournit l’occasion de publier, de manière aussi complète que possible, l’aventure de ces deux frères d’Honolulu injustement méconnus.

BIOGRAPHIE(S) INÉDITE(S)

The Keech Brothers
Alvin D. Keech naît le 8 avril 1890, à Honolulu, comme son frère cadet Kelvin K. Keech, né le 28 juin 1895. Tous deux font leurs études aux États-Unis, Kelvin au collège Franklin & Marshall de Lancaster, Pennsylvanie, puis à Boston.

The Keech Studios
En 1915, les deux frères ont fondé les Keech Studios au 435 Powell Street à San Francisco. Ils signent les artistes hawaiiens employés sur les bateaux de la Matson, organisent des concerts en Californie, des tournées dans le Midwest à la demande d’Henry Ford, et fabriquent, ou font fabriquer sous la marque « Keech » des ukulélés et taropatch huit cordes en koa, instruments dont ils jouent avec virtuosité.
Kelvin a publié en 1914 A Standard Method and Self-Instructor on the Ukulele.
Fils d’ingénieur-inventeur et inventeur lui-même, Alvin imagine d’accoupler le manche d’un ukulélé au corps d’un banjo et crée ainsi un nouvel instrument composé qui vient agrandir à la fois la famille de l’ukulélé et celle du banjo, récemment augmentée des banjoline, banjo-mandoline, plectrum, banjo-contrebasse et bientôt banjo-guitare. L’idée est dans l’air du temps : John Bolander à Berkeley dépose pendant les années 1916 et 1917 une série de brevets pour un hybride similaire de conception plus simple dont la description contient les mots « banjo » et « ukelele ».
Il revient toutefois à Alvin Keech de forger le terme « ukulele-banjo » et de présenter cette nouveauté sur des photos parues en septembre 1917 dans le magazine Popular Mechanics. De son côté, Kelvin a commencé la promotion de l’instrument sur scène. Il joue en début d’année à travers les États-Unis, et se produit en juin au Maxim’s Café de New-York, ville où la mode de l’ukulélé fait rage, juste avant de signer son engagement dans l’American Expeditionary Force et d’embarquer pour la France, un ukulele-banjo Keech dans son paquetage.

Entre Paris et Londres
Blessé au combat sur la ligne de front en septembre 1918, Kelvin Keech reçoit des soins à l’Hôpital Américain de Neuilly-sur-Seine. Là, il rencontre son compatriote Bill Henley et forme avec lui The White Lyres, premier orchestre de militaires blancs américains à introduire le jazz à Paris. Démobilisé en avril 1919 avec les honneurs, Kelvin s’installe dans la capitale où son ukulele-banjo remporte un véritable succès. Les White Lyres jouent dans les endroits élégants, notamment au Savoy Dancing Club, et signent un contrat de deux mois à partir d’octobre au très classy Ciro’s de Londres, succursale de la rue Daunou tout juste rouverte après la levée de l’interdiction de danser que la guerre avait imposée.
(Au Ciro’s par G. Domergue)

Début avril 1920, Alvin Keech, le frère aîné, rejoint Kelvin à Paris et vient ajouter un second ukulele-banjo à l’orchestre, qui anime deux fois par semaine les fêtes données dans les grands salons du Washington Palace, rendez-vous du Tout-Paris mondain. Kelvin crée bientôt sa propre formation, le Kel Keech’s Orchestra, et tourne dans d’autres grands palaces d’Europe, jusqu’à ceux d’Istamboul, tandis qu’Alvin se dirige vers l’Angleterre où les activités des frères Keech vont bientôt se focaliser.

Pourvoyeurs de la Cour
L’éditeur Keith, Prowse & Co. Ltd publie à Londres en 1922 Keech Tutor and Solos for the « Banjulele » (Registred Trade Mark) Banjo and Ukulele by Alvin Keech, une méthode qui accompagne probablement les premières fabrications en Angleterre de banjolélés arborant la marque Keech (même si les instruments indiqueront plus tard 1924, date du dépôt de brevet).
En octobre 1923, Harrod’s, le magasin chic londonien, inaugure le nouveau décor de son restaurant au son du Keech-Thurston Hawaiian Orchestra. Selon la presse, l’orchestre comprend quatre authentiques Hawaiiens, dont deux grands inventeurs : Alvin D Keech au Banjulele, l’instrument dont il a déposé la marque, et Joseph Kekuku, « père de la guitare hawaiienne ». Également natif d’Oahu, Kekuku a retrouvé les frères Keech à Paris trois ans auparavant et collabore régulièrement avec eux. Il figure l’année suivante parmi les cinquante joueurs d’ukulélés qu’Alvin Keech a réunis pour le tableau final de la revue Leap Year des Wylie-Tate Pantomines, présentée à l’Hippodrome de Londres, puis au Manchester Palace pendant les fêtes de fin d’année 1924.

Kelvin participe aussi à cette apothéose ukulélesque. Depuis juin, il a dû quitter Paris, comme les autres musiciens de nationalité américaine, tous reconduits officiellement aux frontières sous la pression du Syndicat français des musiciens se plaignant de concurrence déloyale.

Les frères Keech ouvrent boutique au 42 Old Bond Street, où, la porte franchie, la jeune et jolie comtesse Lady Betty Mary Fielding accueille une clientèle huppée. Le prince de Galles, et à sa suite la gentry londonienne viennent y prendre des cours de guitare hawaiienne avec Joseph Kekuku, d’ukulélé avec Kelvin ou Alvin, et acheter ces fameux Keech Banjulele- banjos dont toute l’Angleterre bientôt va raffoler – car les échotiers n’ont pas manqué de révéler que le prince Édouard Windsor est un adepte enthousiaste, et qu’il a fait l’emplette d’une demi-douzaine de Keech pour ses cadeaux de noël 1924.

Le Banjulele-Banjo
Il semble qu’aucune usine Keech n’ait jamais existé. Mais, si ingénieux soit-il, le système de tendeurs qu’a conçu Alvin Keech diffère assez peu de celui des autres banjos que fabriquent depuis fort longtemps les ateliers de Londres ou de Birmingham et ne pose pas de problèmes techniques particuliers à des manufacturiers comme John Grey ou Houghton. Certains Keech sont même estampillés « Made in Germany ».
Il s’agit donc d’une production semi-industrielle de modèles identiques avec un gradient allant des bois très clairs aux plus foncés, parfois marquetés sur le pourtour (Deluxe), voire recouverts de fausse nacre pearloid. Tous portent à la tête, inscrite dans un écu, la signature Keech sur champ d’or et la mention poinçonnée : Banjulele-Banjo ; sur la plaque de protection au dos, le paraphe Alvin D. Keech apparaît gravé en creux. Certains montrent des variantes bombées, d’autres ressemblent un peu au Gibson UB 1, et des séries long-scale sont dotées d’un plus long manche. John E. Dallas & Sons Ltd distribue également en exclusivité un ukulélé ténor Keech en acajou (photos d’une collection présentant différents modèles).

Banjulele ne deviendra pas terme générique. On lui préfèrera banjo-ukulele, banjo-uke et banjolele. Mais les Anglais diront tout simplement ukulele (prononcé you-kou-leï-li) puisque, jusqu’à la fin du XXe siècle en Grande-Bretagne, l’instrument n’existera pratiquement que sous cette seule forme de petit banjo.
Les frères Keech continuent leur promo. Ils multiplient les passages radio avec Joseph Kekuku ; les éditeurs publient des dizaines de partitions et des song books proposant des diagrammes d’ukulélé selon les arrangements de Kelvin ou d’Alvin, et fin 1926, Pathé filme et passe au ralenti les extraordinaires techniques de main droite d’Alvin (hélas ! le cinéma est encore muet).

Malgré une tentative à travers la chanson Blue Hawaii (la première, celle de Baer, Caesar, Schuster), que Varna, Valaire et Mac-Cab traduisent en 1929 par Le Banjolele, et qu’enregistre Adrien Lamy, le Banjulele ne retraverse pas la Manche. En France, on lui préfère le banjo-mandoline dit aussi banjoline, une mandoline à corps de banjo présente dans presque tous les orchestres, notamment près du soufflet de l’accordéon musette.


Les Keech Brothers ont non seulement imposé l’ukulélé sous sa forme banjolélé en Grande-Bretagne, mais aussi suscité le goût pour ces strummings complexes que vont bientôt utiliser leurs successeurs, notamment George Formby, bien sûr.

Back in USA
Leur entreprise implantée, la relève artistique assurée, les frères Keech quittent Londres en mai 1928 et partent s’installer à New York.
Alvin ouvre des bureaux Keech Service au Rockfeller Center puis sur Broadway. Il ne retournera en Angleterre qu’une seule fois, en 1935, le temps de régler quelques affaires relatives à ses Banjuleles, toujours fabriqués.
Kelvin postule pour un emploi à la radio. Il entre à la NBC en 1930 et devient rapidement un « favourite announcer » animant les émissions en s’accompagnant à l’ukulélé.

Quelques années plus tard, dans un article de presse daté de 1936, Kelvin Kirkland Keech apparaît sur la photo devant un micro NBC, en frac, et sans ukulélé. Fort de sa longue expérience de producteur free lance et Master of Ceremony, il conseille aux jeunes qui désireraient le suivre dans cette voie d’apprendre plusieurs langues étrangères, de parler au micro avec distinction, douceur, un ton au-dessous de leur voix normale.
Pourtant, à ce style old school compassé d’une élégance surannée, les auditeurs de la NBC préfèrent déjà la gouaille populaire débraillée d’un nouveau présentateur new yorkais appelé Arthur Godfrey. Lui aussi joue l’ukulélé pendant ses émissions.
Le sien sera bientôt en matière plastique et déclenchera la deuxième grande vague de popularité que va connaître l’instrument.

Cyril LeFebvre

(Many thanks to Les Cook (Grass Skirts Records) and John Marsden for their precious help)

3 pensées sur “Alvin Keech, Kelvin, and the Banjulele”

  1. Super ! très étonnant ce parcours des frères Quiche, du coup ça me pose la question de la présence du banjo ukulele à hawai même, on a tendance à croire que c’est un truc "pas hawaien", or le trajet et la musique jouée par les keech montre un peu le contraire… On trouve beaucoup d’enregistrement hawaiens avec du banjolele ?

  2. Super ! très étonnant ce parcours des frères Quiche, du coup ça me pose la question de la présence du banjo ukulele à hawai même, on a tendance à croire que c’est un truc "pas hawaien", or le trajet et la musique jouée par les keech montre un peu le contraire… On trouve beaucoup d’enregistrement hawaiens avec du banjolele ?

  3. Super ! très étonnant ce parcours des frères Quiche, du coup ça me pose la question de la présence du banjo ukulele à hawai même, on a tendance à croire que c’est un truc "pas hawaien", or le trajet et la musique jouée par les keech montre un peu le contraire… On trouve beaucoup d’enregistrement hawaiens avec du banjolele ?

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