Dans un précédent billet, nous évoquions Marie Crump et Bobby Edwards, deux figures de l’ukulélé dans le New York bohemian de 1917. Signalons que Doug Skinner a enrichi la documentation de quatorze posts publiés sur le site Ullage Group : chansons et dessins de Bobby, pages de son magazine The Quill, docs, photos.
Mais au-delà de Bobby, Crumpey et quelques autres illuminés d’un réel éclat, l’ukulélé avait pendant la décennie 1910 conquis tout Greenwich Village, jusqu’à devenir accessoire emblématique, signe de reconnaissance, et donc hochet obligé de la faune pseudo-artiste locale, dite bohemian – comme on dit bobo, un siècle plus tard à Paris.
Pendant le week-end, les excentriques du Village attiraient une foule de touristes venue picorer un peu de branchitude pour la répandre par-delà les ponts et les tunnels. La caricature s’en donna à cœur joie :

Cette page parue dans le New York Tribune en date du 5 novembre 1916 est due au crayon de Louis Glackens, éminent collaborateur de Puck, célèbre magazine humoristique américain alors récemment disparu.
The Backward Ukulele Player vient de mettre en ligne ce document dans un format assez grand pour que tous ses détails puissent en être savourés à loisir.
On note ainsi l’omniprésence de l’ukulélé au Village en 1916, joué par tous en toute occasion (accompagnant chant de travail, chant nuptial, berceuse, sérénade féline au clair de lune) et son importance au point d’occuper des chiffonniers spécialisés, des boutiques, voire une usine sur trois niveaux. Mais remarquons aussi que l’auteur se moque avant tout de l’entichement pour l’exotisme hawaiien, la danse hula et son dress code d’ukulélés et jupettes de paille, ici comparées à des paillassons de porte. Greenwich Village est rebaptisé Quartier hawaiien, tant l’Hawaiiana y a pris de l’importance, jusqu’à l’érection au centre de Washington Square (ou Sheridan Square), devenu Ukulele Square, d’une statue de Queen Liliuokalani en tenue de hula girl d’operette, s’accompagnant à l’ukulélé – alors que la pauvre reine, déchue et attristée à l’idée qu’aucune restauration de la monarchie ne pouvait être envisagée après le décès de sa nièce la princesse héritière Kaiulani, au même moment finissait le plus dignement possible ses jours, en stricte robe de taffetas, devant son piano, dans la demeure familiale de Washington Place à Honolulu, où elle mourra un an plus tard exactement, le 11 novembre 1917.

The Evening Ledger de Philadelphie publie à l’annonce de sa mort un poème anonyme :

For Liliuokalani

Queen Lil is dead.
Dead in Hawaii !
Low lies her head,
There in Hawaii,
Sorrowful cries
Doubtless arise
There where she lies
Dead in Hawaii.

Let tears be shed
Here in this country ;
She’s just as dead
Here in this country.
Why should we not
Mourn her a lot ?
Great chance we’ve got
Here in this country.

Let us impound
Each ukulele !
Rob of its sound
Each ukulele.
Make the strings bust ;
Rip ’em and thrust
Mute in the dust
Each ukulele !


(autre extrait de presse déniché par The Backward Ukulele Player, décidément excellent chasseur de vieux papiers)

(Queen Liliuokalani à Washington Place peu avant sa mort)

Ainsi, la postérité conservera l’image d’une dernière reine d’Hawaii ukuléliste.
Excellente chanteuse, pianiste, guitariste, joueuse de cithare et effectivement, d’ukulélé, Queen Liliuokalani avait composé des dizaines de chansons, pour certaines publiées aux États-Unis dès 1874 et inscrites au répertoire de toutes les troupes hawaiiennes qui se produisaient à New York depuis assez longtemps. Joe Puni fournissait des artistes hawaiiens au Luna Park de Coney Island depuis 1905, la troupe de Madame Toots Paka avait joué à l’Hotel Knickenbocker en 1909, au Globe Theatre l’année suivante, et la presse s’était enthousiasmée après les premières représentations en janvier 1912 au Daly’s Theater de The Bird Of Paradise, pièce de Richard Walton Tully dans laquelle le Hawaiian Quartette chantait, notamment, le Aloha Oe de la reine. Les disques, enregistrés à New York, les écrits de Jack London publiés dans la presse, la mainmise américaine à Hawaii et l’expo de San Francisco en 1915 ne firent ensuite qu’amplifier un engouement pour l’Hawaiiana, qui persistera à travers les décennies, jusqu’aujourd’hui où les tiki bars rouvrent dans Manhattan.
Et puis, c’est à partir de New York que la musique hawaiienne et l’ukulélé gagneront l’Europe. Billy Kanui et Joe Puni quittent le Luna Park de Coney Island en 1914 pour rejoindre la succursale parisienne du parc d’attractions à porte Maillot. La même année, Segis Luvaun et la danseuse Moana, que l’impresario britannique Sir Walter De Frece avait repérés deux ans auparavant à Manhattan, partent pour Londres. La guerre freine la vague, mais en 1917, de New York encore, embarquent Kelvin Keech et tous les boys de la première division qui, comme lui, ont glissé un ukulélé dans leur paquetage avant de rejoindre le front en France. Et après l’armistice de 1918, les lignes transatlantiques ne désempliront plus d’artistes hawaiiens – Major Kealakai, Joseph Kekuku, Clark’s Hawaiians, Joseph Kealoha, les frères Kamoku, Gabriel Papaia, les musiciens de The Bird of Paradise et tant d’autres – en route vers l’Europe pour chanter le Aloha Oe de la reine en s’accompagnant de leurs steel guitars et ukulélés.
Oui, Queen Liliuokalani aurait réellement mérité que Greenwich Village lui dresse une statue, comme Louis Glackens l’avait imaginé.
CL

(The Bird Of Paradise, 1912).

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